L’histoire du Glasgow Rangers FC commence en 1873. Une quinzaine de jeunes écossais jouent ça et là sur divers terrains des faubourgs de Glasgow. En 1876, ils s’installent définitivement dans le quartier de Govan, sur les bords de la rivière Clyde, où l’activité des chantiers navals bat son plein et attire de nombreux travailleurs. Ils se retrouvent le samedi à Ibrox Park, le stade érigé en 1887, pour encourager les Rangers. Le Celtic Football Club est quant à lui créé un peu plus tard. A la suite d’un match entre Queen’s Park de Glasgow et Hibernian d’Edimbourg en 1887, la majorité du public glaswegian soutient les Hibs, le club des immigrés irlandais d’Edimbourg. L’idée d’imiter l’exemple de la capitale fait son chemin, dans les associations paroissiales de la ville, menées notamment par Brother Walfrid. Le club est fondé en 1888, mais son nom fait débat. Les partisans d’un Glasgow Hibernian sont en minorité devant ceux qui souhaitent un nom unissant l’Ecosse et l’Irlande : Celtic. Le maillot initial est blanc avec une croix celtique comme écusson. Les Hoops (les bandes vertes qui cerclent le maillot) et le trèfle n’arriveront qu’en 1903.
Lors de leur première rencontre, le Celtic bat les Rangers 5-2. Sous la houlette de Willy Maley, premier président du club (il le restera jusque dans les années 1930), le Celtic voit s’estomper l’influence des prêtres fondateurs et se professionnalise rapidement. Il recrute des joueurs écossais de toute la province et de toutes confessions. Ses relations avec les Rangers sont des plus normales, Glasgow comptant à l’époque une bonne dizaine de clubs... dont Queen’s Park, grand défenseur de l’amateurisme et véritable rival du Celtic à l’époque. Les premiers incidents à l’occasion d’un Celtic-Rangers apparaissent en 1909 lors d’une rencontre à Hampden. Des spectateurs se heurtent aux forces de l’ordre, provoquant une centaine de blessés. Aussi grave que les chiffres le laissent supposer, l’événement n’est toutefois pas assimilé à un affrontement entre supporters rivaux.
Les succès du Celtic, ainsi que sa main-mise sur le football calédonien (Willy Maley est l’homme fort de la jeune Scottish Football Association), sont les seuls éléments de fierté dont peut s’honorer cette communauté déshéritée, ce qui suscite l’exaspération de l’establishment protestant de la ville, ainsi que celle des ouvriers de souche écossaise qui voient dans les Irlandais une concurrence déloyale. En réaction, ces derniers vont se regrouper autour du club en vogue, les Rangers, car l’étoile d’un Queen’s Park s’accrochant coûte que coûte à l’amateurisme (encore aujourd’hui) a commencé à faiblir. Par ailleurs, c’est aussi à cette époque que l’Irlande commence à affirmer sa volonté d’indépendance (la tentative de Home Rule en 1912-1914 qui unit protestants de Dublin et catholiques, la tentative de déclaration d’indépendance de la République d’Irlande lors des Pâques Sanglantes de 1916). Les supporteurs du Celtic soutiennent leur île natale par leurs chants, ce qui renforce l’opposition des Ecossais attachés à l’Empire, cousins des colons d’Ulster qui refusent l’émancipation de l’île. En conséquence, les tribunes d’Ibrox Park se remplissent de plus en plus de supporteurs... et d’animosité envers le Celtic.
Ce clivage, qui divise depuis longtemps dans la société écossaise, s’implante désormais dans le sport. Il est favorisé par la crise économique qui s’abat sur Glasgow dans les années trente au moment où l’Empire Britannique plonge dans un irréversible déclin. La violence qui oppose les supporteurs des deux camps est le reflet de la ville. Glasgow est une ville violente, une ville de gangs, dont certains leaders sèment la provocation parmi les supporteurs des deux camps. Par ailleurs, à chacun des clubs est associé un gang : celui de Tim Malloy dans les ghettos irlandais, qui donna le surnom de Tims aux supporteurs du Celtic, et celui de Billy Fullerton, le fondateur du Ku Klux Klan écossais, dans l’enclave orangiste de Bridgeton près de Parkhead, que les fans des Gers célèbrent toujours dans leur hymne, "Hello Hello (We are the Billy boys)".
Dans les années 1950, la Scottish Football Association a menacé d’exclure le Celtic du championnat écossais s’il continuait de laisser flotter le drapeau irlandais à Celtic Park. Menace qui resta sans suite malgré le refus d’obtempérer de la part du club, qui reçut le soutien... des Rangers. Le Celtic a toujours eu une équipe mixte et parmi ses joueurs les plus fameux figurent de nombreux protestants : Peacock (un orangiste !), Kenny Dalglish, Ronnie Simpson, Danny McGrain (refusé par les scouts des Rangers à cause de son prénom qui "sonne" trop catholique !), Wallace... En 1965 pourtant, l’arrivée du manager Jock Stein, un protestant, ne s’est pas déroulée en douceur. Le président Bob Kelly doit sortir des trésors d’arguments pour convaincre le board du club, alors à la dérive. Deux ans plus tard, Stein apporte à Parkhead le premier titre de champion d’Europe d’un club britannique, ainsi que les trois coupes de l’époque (League Cup, Scottish Cup et Glasgow Cup) et la deuxième levée de neufs titres consécutifs. Après la fin de son ère victorieuse, Stein ne figurera pourtant pas au sein du board. D’aucuns disent que c’est en raison de sa religion, d’autres de son caractère difficile. La vérité se situe sans doute entre les deux.
Quelques vingt ans plus tard, le problème surgit du coté des Rangers. En janvier 1988, Graeme Souness, manager des Rangers, fait venir à Glasgow l’attaquant Mark Walters. C’est le premier joueur noir de l’histoire du club, ce qui déchaîne la colère des supporteurs, qui brûlent écharpes et tickets d’abonnement à Govan. Souness, qui n’est pas à une gaffe près, mettra de nouveau de l’huile sur le feu quelques mois plus tard, en juin 1989. Après deux années passées en France du coté de Nantes, l’attaquant international Mo Johnston, un Catholique, annonce qu’il revient au Celtic. Les fans s’enthousiasment, car ils se sont identifiés au bad bhoy lors de ses années hautes en couleur sous le maillot des Hoops, s’illustrant notamment en 1985 lors d’un match de championnat épique à Saint-Mirren qui permet au club de ravir miraculeusement un titre promis à Heart of Midlothian. A l’issue de la conférence de presse tenue par Maurice Johnston, Graham Souness se renseigne auprès de l’agent du joueur : le contrat n’est pas encore signé. Souness fait alors de la surenchère et parvient à arracher la signature d’un joueur qui cherche surtout à résoudre ses ennuis avec le fisc britannique. Si Johnston et Souness pensent que ces problèmes de religion ne sont qu’histoire ancienne, les supporters des deux camps vont rapidement leur faire comprendre qu’ils se trompent lourdement. Les fans du Celtic, se sentant trahis de la pire des manières, protestent violemment, tandis que de nouveaux abonnements et écharpes sont sacrifiés à Govan. Et lorsque le premier derby doit se tenir à Celtic Park, tout le monde pense que Souness ne fera pas jouer celui que les Tims ont surnommé Judas. Mais il est finalement aligné sur le terrain et doit subir des huées et insultes comme nul n’a jamais connu à Parkhead.
Depuis lors, l’arrêt Bosman a arrondi les angles. Les clubs écossais engagent des joueurs de tout horizon, parfois n’importe comment, et le "Old Firm" d’aujourd’hui oppose surtout des mercenaires du continent et d’ailleurs. Le programme "Bhoys against bigotry", lancé par le Celtic FC au début des années 1990, et imité par les Rangers dix ans plus tard, démontrent une volonté de part et d’autre d’appaiser les tensions. Les Rangers n’hésitent plus à recruter des joueurs catholiques, même si ceux-ci, à l’image de Basile Boli, Lorenzo Amoruso ou aujourd’hui Jean-Alain Boumsong, avouent se signer dans les vestiaires avant le match pour ne pas susciter les foudres de leurs supporteurs sur le terrain. Tout le contraire d’un Paul Gascoigne, catholique également, qui en trois saisons passées à Glasgow, trouve le temps d’enflammer les vieilles querelles locales. Quelques buts contre le Celtic, quelques cartons rouges aussi, et surtout cette invraisemblable provocation en 1997 où l’inconscient répond aux quolibets des supporteurs du Celtic en mimant un joueur de flûte, symbole des fanfares orangistes [1].
Aujourd’hui, le public du Celtic est aux deux-tiers catholique et celui des Rangers à 95% protestant. Le Celtic a attiré beaucoup de fans de l’autre confession par le succès de la fin des années 1960. Par ailleurs, les mariages mixtes finissent en général par supporter le club où l’un des conjoints a le moins de chance d’avoir des problèmes. Si la différence entre les clubs ne se fait plus sur des bases religieuses, la société écossaise et ses élites n’a malheureusement rien fait pour faciliter l’intégration de la communauté issue de l’immigration. Le système scolaire, par exemple, est séparé (écoles publiques à 99% protestantes d’un côté, écoles privés catholiques de l’autre), ce qui contribue à perpétuer le clivage. Aujourd’hui, si le supporteur moyen tend à devenir un client ordinaire d’un club ordinaire du foot-business, les fans les plus hardcores cherchent à se radicaliser. D’où l’émergence de maillots de l’équipe d’Angleterre à l’Ibrox, chose encore impensable il y a une dizaine d’années.
La rivalité entre "Gers" et "Bhoys" imprime à elle seule le rythme du championnat Ecossais. Sur les 104 titres distribués depuis 1893, 88 ont été raflés par les deux clubs de Glasgow : 39 pour le Celtic, 49 pour les Rangers [2]. A peu d’exceptions près (l’émergence éphémère de la New Firm, Aberdeen et Dundee United, dans les années 1980 par exemple), le match au sommet du championnat reste le "Old Firm game", surnom donné au derby de Glasgow. Ce terme, qui pourrait se traduire par "vieille combine", trouve son origine au début du vingtième siècle. L’un des deux clubs prêta un jour un gardien de but à l’autre pour pouvoir disputer un match de coupe contre Hibernian. Un journaliste outré par le procédé déclara que ces clubs formaient une "Old Firm". Une complicité qui a rapidement fait long feu.
Même au plus fort de la domination de l’un des deux clubs, le "Old Firm" ne peut être un match comme les autres. En 1969, les Rangers s’imposent (4-2) chez leurs voisins culminant aux sommets de l’Europe. En 1993, après une défaite cuisante contre les Light Blues en coupe d’Ecosse, et alors que le club est encore une fois à la dérive, les Bhoys donnent le récital du Saint-Patrick’s day massacra, 3-0 avec trois expulsions de Gers, notamment Mark Hateley. Quelques soient les rapports de forces en présence, le derby est toujours disputé sur un rythme fou et avec un engagement total. Aucun joueur ne laisse passer quoi que ce soit, ce qui échauffe rapidement les esprits, même si les choses restent généralement très correctes sur le terrain, contrairement à certains autres "classiques" d’Europe, voire quelques Aberdeen-Rangers de sinistre mémoire. Les derbies de Glasgow atteignent rarement des sommets techniques, malgré des illuminations de Laudrup, Moravcik ou Larsson. Mais leur intensité est unique. C’est comme une question de vie ou de mort, dans une ambiance électrique. Jusqu’aux années 1980, les supporters du Celtic n’hésitaient pas à entonner "Die, die, die ya hun" lorsqu’un joueur des Rangers restait au sol après un contact. Le derby génère tant de passions que depuis 1999, la Scottish Football Association n’hésite pas à reporter un Celtic-Rangers si celui-ci s’avère décisif pour le titre. L’arbitrage controversé de l’arbitre M.Hugh Dallas et la pièce de monnaie qu’il reçut sur le crâne obligea la SFA à prendre cette décision.
Longtemps, un "Old Firm game" s’est disputé autour du premier de l’an. Celui du 2 janvier 1939 à Ibrox détient le record d’affluence pour un match de championnat en Grande-Bretagne : 118.567 spectateurs. Les Rangers l’emportent 2-1, buts de Dave Kinnear et Alex Venters. La rencontre du 2 janvier 1971 est le théâtre d’une tragédie. Alors que les deux équipes sont sur le point de se séparer sur un score nul et vierge, Jimmy Johnstone marque, à la dernière minute pour le Celtic. De nombreux supporters Gers quittent aussitôt le stade, mais une clameur leur indique que les Rangers ont égalisé. Ils remontent précipitamment l’escalier. Le reflux provoque une bousculade avec les sortants : 66 personnes y trouvent la mort. Un drame d’une autre nature eu lieu quarante ans plus tôt, en septembre 1931 avec la mort de John Thompson, gardien du Celtic. Il se brise le crâne en plongeant dans les pieds du nouvel attaquant des Rangers, Sam English. Plus de 30.000 personnes assistent à ses obsèques. Et on trouve encore des écharpes aux couleurs du club sur sa tombe dans le petit village de Bowhill.
D’autres événements plus heureux sont restés dans la mémoire collective. Au Celtic, la date du 19 octobre 1957 est gravée en lettres d’or : Ce jour-là, en finale de la Scottish League Cup à Hampden Park, les Verts et Blancs s’imposent 7-1, alors que le titre semblait promis à des Rangers largement favoris. Les plus jeunes fans évoquent quant à eux le Demolition Derby du 26 août 2000, ponctué sur un net 6-2, le plus gros score d’un Old Firm Game en championnat depuis 1938.
La présence de 8.500 supporteurs adverses rend aujourd’hui l’ambiance de chaque derby plus irréel. Si Celtic Park arrive à contenir les chants des Bears, Ibrox a du mal à en faire de même et prend parfois des faux airs de Parkhead. Cette ambiance particulière donne parfois lieu à des renversements inouïs. Lors d’un derby à l’Ibrox au début des années 1980, les locaux dominés mènent 2-0 sur leurs deux seules occasions. Les joueurs du Celtic rentrent dépités dans les vestiaires. Le manager de l’époque, le légendaire Lisbon Lion [3] Billy McNeill, ne sait plus que faire pour remotiver ses troupes, mais, lorsque vers la fin de la pause, il entend les dix-mille fans de la Celtic End entonner "You’ll never walk alone", King Billy harangue alors ses joueurs : "Ecoutez, eux, ils y croient toujours, ils n’ont pas renoncé. Alors, si ce n’est pour vous, gagnez au moins ce match pour eux". Après une seconde période d’anthologie, le Celtic l’emporte 4-2.
La supériorité des deux monstres de Glasgow [4] est telle que le championnat écossais en devient trop prévisible. Fréquemment, un projet d’intégration des deux clubs au sein de la Premier League anglaise est évoqué. Alors que le Celtic, dont l’actionnaire principal, un Irlandais lié à ceux qui contrôlent Manchester United, se tient prêt à tenter l’aventure qui promet de meilleurs résultats financiers, les Rangers, lourdement endettés et habitués à la quasi-certitude de participer aux Coupes d’Europe, hésitent à franchir le pas. L’UEFA quant à elle se montre hostile à l’idée de voir des clubs changer de championnat et la SFA n’a aucun intérêt à voir partir ses deux joyaux, même si les autres clubs écossais, dont les finances précaires reposent sur les bénéfices de leurs rencontres disputées contre les Glasgow Giants, prétendent paradoxalement que leur poids les asphyxie. Mais que deviendrait le championnat d’Ecosse sans son Old Firm ?