Alors que l’Angleterre ne parvient pas à trouver d’entraîneur potable pour sa sélection depuis Bobby Robson, l’Ecosse, elle, fourmille de managers hors du commun : Ferguson, Mc Leish, mais aussi et surtout Gordon Strachan. Probablement le plus grand footballeur de l’histoire du pays, il enchaîne également les succès depuis sa reconversion en entraîneur. Gordon Strachan est un génie, et en plus il est roux.
Novembre 2006. On joue la 93e minute d’un duel fratricide entre le Celtic et Hearts of Midlothian. Un peu plus tôt dans la semaine, les joueurs de la capitale avaient fait monter la sauce dans la presse, à coup de déclarations assassines sur le réel niveau de jeu du club de Glasgow. Soudain, Craig Gordon, le gardien des Hearts, offre bien malgré lui la victoire au Celtic, et ruine du même coup les derniers espoirs de titre du club d’Edimbourg. Strachan pète les plombs. Là où Mourinho se contenterait de mettre son index sur la bouche pour inviter gentiment ses détracteurs à se taire, le coach du Celtic court partout, crie, et, écarlate, se met à gesticuler bizarrement avec sa main droite, comme pour signifier : « la prochaine fois, attendez le match avant de l’ouvrir ». On dit des Anglais qu’ils sont les rois du fair-play seulement quand ils gagnent. Strachan, lui, est Ecossais. Vous le battez, il vous félicite. Mais s’il sort vainqueur, il saura vous pourrir comme il se doit. Et comme il n’a pas pour habitude de perdre…
« En jogging deux heures avant le match »
Gordon Strachan est resté joueur. Pas du genre à rester en costume dans les bureaux pendant que son adjoint se caille les miches en installant les plots. « Gordon, il est hors normes. A l’entraînement, il contrôle tout. Les exercices c’est lui qui les conçoit. Il faisait les footings et se mélangeait avec nous dans les jeux. Et techniquement, il était au dessus du lot, même à plus de quarante ans. Lorsque certains joueurs n’arrivaient pas à faire un exercice, il se mettait à leur place et claquait des transversales de 40 mètres sans problème. Physiquement, pareil, il était devant nous. Les jours de match, enfin, il était en jogging deux heures avant tout le monde, comme s’il s’était déjà échauffé et qu’il était prêt à jouer. C’était sa façon à lui d’avoir de la crédibilité », se souvient Mustapha Hadji, drivé par Strachan à Coventry. D’où, question : comment peut-on avoir des résultats avec des joueurs à peine meilleurs qu’un mec de 43 piges ?
« Passe manger à la maison ce soir »
L’Ecossais n’est pas un grand tacticien : il ne déroge pratiquement jamais à son 4-4-2. Basique. La méthode Strachan tient davantage des ressources humaines que de la stratégie de jeu : pour lui, le plus important dans un groupe, c’est l’ambiance qui y règne. Ainsi, lors des séances, il n’hésite pas à détendre l’atmosphère, et à vanner ses joueurs. « Lors des toros, il vous allume durant tout l’exercice, surtout s’il joue. Lorsqu’il réussissait un petit pont, il arrêtait le jeu aussi sec, prenait le ballon à la main, se mettait à genoux devant vous, mort de rire, et vous lançait : ‘T’oublieras pas de passer à la caisse à la fin de l’entraînement, ça fera 30 Livres !’ Quand vous avez un coach comme ça, aller à l’entraînement n’est pas une corvée », relate l’international marocain, nostalgique qui se rappelle des dîners chez les Strachan, quand le moral moisissait dans ses chaussettes. « Lorsque vous n’étiez plus trop dedans, au lieu de vous incendier ou de vous mettre sur le banc, il vous prenait à part et vous glissait : ‘allez, passe dîner à la maison ce soir’. On mangeait avec sa femme et ses enfants, et on ne parlait pas de foot. Ça aidait à faire le vide ».
Il bousille des Veleda à la mi-temps
Mais attention, il ne faudrait tout de même pas prendre Strachan pour un moniteur de colo, la franche rigolade a ses limites. Il y a un temps pour tout. Le dimanche, pas question de plaisanter. « La semaine, c’est cool, mais le week-end, on avait intérêt à aller au charbon », confie l’ancien Rennais Fabrice Fernandes, qui, lui, a connu Strachan à Southampton. Certains stades du royaume se souviennent encore du passage du rouquin et de ses gueulantes à la mi-temps. « Lorsqu’on passait à côté, il savait nous le faire comprendre. Et on était tous dans le même panier, il rentrait dans le chou à tout le monde. Je peux vous dire que quand vous revenez pour la deuxième mi-temps, si vous avez la chance d’être encore sur le terrain, vous avez envie de vous arracher », raconte Hadji. « Une fois, il était tellement excédé qu’il n’a rien dit. Par contre j’ai vu des bouteilles d’eau valser, des feutres Veleda venir s’écraser contre le mur, et la pharmacie se prendre un coup de pied monumental. On ne perdait pourtant que 1-0 », se remémore quant à lui Fernandes. Strachan est passionné, donc excessif. Il vit tellement les matchs à fond qu’il n’est pas rare de le voir mimer une frappe ou une passe, alors que l’action se déroule à 30 mètres de son banc.
Tout vers l’avant
La méthode, quoique parfois disproportionnée, fonctionne. Et plutôt bien. Coventry ¬-pour qui Strachan a joué jusqu’à 39 ans, avant de prendre les commandes de l’équipe première en 1997- est donné favori pour la descente tous les ans par les bookmakers. Avec Strachan aux commandes, le club réussit l’exploit de se maintenir plusieurs saisons de suite, jusqu’en 2001 -où ce qui devait arriver arriva. Mieux, l’équipe jouait bien. « Pour moi, il est important que les gens qui payent leur place soient heureux du spectacle proposé », répète le manager. « Strachan aime les joueurs techniques, au profil offensif. En fait, il apprécie les joueurs qui lui ressemblent », avance Graham Spiers, journaliste au Times, tandis que Fabrice Fernandes explique qu’« avec lui, il faut toujours attaquer. Il peut vous engueuler après une passe en retrait, même si vous menez au score. »
Ferguson a peur qu’il le poignarde
Une manière d’opérer qui n’est pas sans rappeler celle d’un autre entraîneur Ecossais, davantage spécialisé dans le relationnel avec les joueurs que dans la tactique, Alex Ferguson. Ça tombe bien, les deux hommes se connaissent. Mais ne s’apprécient pas. Une sombre histoire de transfert raté du temps où Strachan était aux ordres d’un Ferguson pas encore Sir serait à l’origine de la querelle. « En réalité, c’est plus compliqué que ça, nuance Leo Moynihan. A Aberdeen, Gordon voulait toujours avoir le dernier mot face à Ferguson. En tant que joueur le plus talentueux de l’effectif, il pouvait se le permettre. Il discutait sans cesse ses décisions, il prenait plaisir à le contredire, ce qui rendit Ferguson furieux puisqu’il était d’ordinaire habitué à effrayer les joueurs. » L’actuel technicien de Manchester révèlera dans son autobiographie ne plus vouloir tourner le dos à Strachan, « de peur d’être poignardé ». Ce qui n’empêche pas les deux hommes de se vouer un immense respect et de passer une heure à bavarder du bon vieux temps lorsque leurs routes se croisent en coupe d’Europe.
« Je m’en fous, je suis écossais »
Après une fin de saison 2000-2001 ponctuée par une descente, l’ingrat board de Coventry décide de licencier celui qui a pourtant accompli des miracles. Southampton saute sur l’occasion et ne le regrettera pas. Les Saints, étonnant troubles fête en championnat, atteignent la finale de la Cup en 2003, logiquement battus par Arsenal (1-0). Strachan peut à cette époque compter l’éclosion de son avant-centre d’alors, le prometteur James Beattie, qui claque but sur but sur l’île. Les médias britons sondent régulièrement le coach pour savoir si le buteur a une chance de faire partie de la liste d’Eriksson pour l’Euro portugais qui se profile à l’horizon. « Je m’en fous, je suis écossais », répondra t-il, sans doute avec un peu trop de franchise.
Gordon, parano ?
Bien qu’il soit un homme de médias, Strachan prend la plupart des journalistes pour des cons, et ne se prive pas de leur faire savoir. Lorsqu’on l’interroge sur la blessure d’Augustin Delgado, il rétorque : « Ecoutez, j’ai un yaourt à manger. La date de péremption est aujourd’hui. Alors pour le moment, mon souci c’est de manger ce yaourt. Pas la blessure d’Augustin Delgado ». Petit à petit, le bonhomme devient médiatiquement moins populaire. « Quand un Français se met à parler de sardines, de mouettes et de chalutier, on dit que c’est un philosophe. Si c’était moi, on dirait que je suis seulement un nabot écossais qui raconte des conneries », s’amuse t-il, avant de hausser carrément le ton : « Assez souvent, je sens que j’ai besoin de prendre une douche après avoir passé du temps avec des journalistes sportifs ». Leo Moynihan, biographe du manager, tente de décrypter le personnage : « En fait, il croit que les journalistes jouent un jeu avec lui, qu’ils essayent sans cesse de lui faire prononcer LA phrase qui fera les gros titres. Alors, il s’est enfermé dans une espèce de mutisme, et essaye de contourner les questions ». Au vrai, Strachan pourrait bien virer parano. En avril dernier, après avoir été renvoyé aux vestiaires par l’arbitre -son deuxième carton rouge de la saison, tout de même- il s’interroge avec sarcasme : « Je n’ai rien compris. Peut-être ai-je été expulsé parce que je mesure 1,67 m et que je suis roux ». De quoi faire passer Courbis pour un rigolo.
Les épaules pour le Celtic ?
Puis, en 2005, c’est au tour du Celtic de venir frapper à sa porte. Le champion d’Europe 67 cherche un remplaçant au mythique Martin O’Neill, qui a préféré jeter l’éponge pour être aux côtés de sa femme, gravement malade. Une telle opportunité, pour un Ecossais, ne se refuse pas. Pourtant, à l’annonce de la signature, le scepticisme règne. Certes, Strachan n’a pas d’égal pour faire du bon travail dans des clubs de faible envergure, pour assurer le maintien et pourquoi pas jouer les troubles fêtes. Mais a-t-il les épaules assez larges pour un club comme le Celtic Glasgow, où finir deuxième est interdit ? De plus, il ne connaît pas le club, il n’y a jamais joué. A titre comparatif, c’est un peu comme si Alain Perrin signait à Lyon.
90 minutes pour vivre
Ses 90 premières minutes chez les Bhoys sont catastrophiques. En tour préliminaire de la Ligue des Champions 2005-2006, les verts et blancs se font ridiculiser cinq buts à rien par Bratislava. Trois jours plus tard, ils encaissent de nouveau quatre buts à Motherwell, mais parviennent tout de même à ramener un point. Strachan a beau clamer qu’ « (il) ne cherche pas être aimé, mais simplement à être respecté », les nostalgiques d’O’Neill demandent déjà sa tête. « L’une des raisons pour lesquelles les supporters du Celtic étaient, et pour certains sont toujours, contre lui, c’est parce quand il jouait pour Aberdeen et qu’il marquait contre le Celtic, il allait chambrer les fans en les saluant d’un clin d’œil ou d’un signe de la main », souligne Leo Moynihan.
Un adversaire coriace en ligue des champions Finalement, Strachan tient bon. Il internationalise son équipe –Nakamura, Gravesen, Venegoor of Hesselink rejoignent tour à tour l’effectif–, vire les bourrins –Hartson part en Angleterre vérifier si le nez des défenseurs de Premiership est aussi résistant à ses coups de coude que celui des Ecossais– abandonne le 3-5-2 si cher à son prédécesseur, et, finalement, fait ce qu’il sait faire le mieux : gagner des matchs. Presque deux ans, deux coupes et deux titres plus tard, on se dit que son Celtic fut finalement l’adversaire le plus coriace du Milan AC en ligue des champions. Les Rossoneri, poussés dans leurs derniers retranchements à San Siro, ont dû attendre la prolongation et un exploit de Kaka pour venir à bout des Bhoys. Pas mal pour un club qui n’avait plus passé les poules depuis des lustres. Pas mal pour une équipe davantage habituée à jouer contre Motherwell ou Dundee United. Pas mal pour un entraîneur soi disant nul en tactique.
Exergues : « Avec lui, il faut toujours attaquer. Il peut vous engueuler après une passe en retrait, même si vous menez au score » F. Fernandes, qui a eu Strachan à Southampton. « Quand un Français se met à parler de sardines, de mouettes et de chalutier, on dit que c’est un philosophe. Si c’était moi, on dirait que je suis seulement un nabot écossais qui raconte des conneries » G. Strachan « Assez souvent, je sens que j’ai besoin de prendre une douche après avoir passé du temps avec des journalistes sportifs » G. Strachan - Les meilleures citations de Strachan : Ca peut sembler être une question stupide, mais vous serez heureux une fois cette première victoire dans votre escarcelle, non ? Oui… C’est une question stupide. D’ailleurs je n’y répondrai pas. Vous venez d’être nommé à Southampton. Pensez-vous être l’homme de la situation ? Non. En fait j’ai dit au board : « je pense que vous devriez prendre George Graham parce que je sers à rien. » Gordon, un mot rapide ? Vélocité (et il s’en va) Votre série d’invincibilité continue. Allez vous tenir ? Non, je pense que je vais sombrer, devenir alcoolique, et sans doute me jeter d’un pont. Non, tout réfléchi, je crois que je peux tenir. Gordon, dans quel domaine Middlesbrough était-il meilleur que vous aujourd’hui ? Quel domaine ? Principalement le grand domaine vert là bas. Gordon, vous devez être ravi par ce résultat ? Tu l’as dit ! Tu sais lire dans mes pensées ?