Le Old Firm entre conflit religieux et hooliganisme
En ce 10 mai 1980, dans les travées d’Hampden Park, le stade de Glasgow, les drapeaux de l’Ulster et les écharpes portant des slogans loyalistes affirmant la fidélité la monarchie parlementaire britannique fleurissent dans le camp réservé aux supporters des Rangers. En face, leurs homologues du Celtic brandissent des drapeaux de la République d’Irlande et des écharpes sur lesquelles sont inscrits des slogans révolutionnaires. A l’intérieur du stade, la tension est palpable. Le match qui s’apprête à débuter, finale de la coupe d’Ecosse, revêt un enjeu bien particulier. Il oppose le Celtic Glasgow et les Glasgow Rangers, qui trônent au sommet du football écossais depuis près d’un siècle, se partageant les titres nationaux et ne laissant que des miettes aux autres clubs du championnat. Sur les 104 titres distribués depuis 1893, 88 ont été raflés par les deux clubs de Glasgow : 39 pour le Celtic, 49 pour les Rangers Les confrontations directes entre les deux clubs, à fortiori lorsqu’il s’agit d’une finale de coupe, sont donc des moyens privilégiés pour l’affirmation de sa supériorité, locale et nationale.
Comme d’habitude lorsque les deux équipes s’affrontent, les supporters des deux camps se répondent, usant de provocations diverses, et les chants entonnés rappellent tour à tour les heures de gloire des catholiques et des protestants. Ce jour-là, la tension monte néanmoins d’un cran à la fin du match, remporté un à zéro, après prolongations, par le Celtic. Les supporters de l’équipe victorieuse rentrent sur le terrain pour féliciter leurs joueurs. Les fans des Rangers, déçus et s’estimant provoqués par les manifestations de joie de leurs rivaux, envahissent à leur tour la pelouse, entraînant des affrontements violents à l’intérieur même du stade. Une centaine de personnes seront blessées, et deux cent quatre vingt arrestations auront lieu. Le Celtic et les Rangers seront sanctionnés quelques jours plus tard de vingt mille livres d’amende. Les dirigeants des deux camps protestèrent, chacun rejetant la faute sur l’autre, et se posant en victime. Surtout, l’Ecosse toute entière observa ce jour-là, en direct à la télévision, les excès et les risques provoqués par la rivalité, exacerbée et instrumentalisée au fil des années, entre les deux clubs écossais les plus prestigieux, qui s’opposent au cours l’un des matchs de football dont l’enjeu dépasse le plus le cadre sportif dans le derby : le Old Firm. Le terme Old Firm fut employé pour la première fois à propos du derby de Glasgow au début du vingtième siècle, lorsque les deux clubs commencèrent à dominer le football écossais. Old Firm, littéralement « la vieille firme », fait référence aux bénéfices financiers considérables produits par chacune des rencontres opposant les deux équipes.
La division religieuse de la ville de Glasgow, et plus généralement de l’Ecosse, aurait été reproduite culturellement à travers le football : le Celtic est le club des immigrés irlandais catholiques, ses couleurs reprennent celles du drapeau irlandais et les supporters entonnent dans les travées du Celtic Park des hymnes à la gloire de la République d’Irlande. Les Rangers, au contraire, affichent les couleurs du drapeau écossais, revendiquent leur protestantisme et ont des liens ancestraux avec loyalistes et orangistes, membres de cet ordre anti-catholique fondé en Irlande en 1795. Au fil du vingtième siècle, qui vit croître la rivalité entre les deux équipes de Glasgow, les supporters des deux clubs devinrent polarisés, en terme de football mais aussi, par extension, en terme de politique, de religion et de culture. Le club des Glasgow Rangers fut formé en 1872 par quatre amis, Moses McNeil, son frère Peter, William McBeath et Peter Campbell, après qu’ils aient vu un groupe d’hommes jouer au football dans un parc de Glasgow. L’équipe qu’ils formèrent était composée, comme la très grande majorité des clubs écossais qui naissaient à l’époque, de joueurs protestants. Le nom « Rangers » fut emprunté à un club de rugby anglais, et n’a par conséquent aucune connotation politique ou religieuse. Le Celtic vit quant à lui le jour en 1888. Le club fut crée par un frère mariste, appelé Walfrid, qui souhaitait venir en aide aux pauvres des paroisses où il travaillait. Le club avait donc au départ deux objectifs principaux : d’abord recueillir des fonds pour fournir de la nourriture aux pauvres de l’East End de Glasgow, ensuite devenir un pont dans ce même East End entre la très large communauté irlandaise récemment établie et les natifs de Glasgow, entre lesquels les tensions sociales allaient en grandissant. Dans une ville divisée entre écossais protestants et immigrés irlandais catholiques, le frère Walfrid espérait créer un club de football qu’écossais et irlandais, donc protestants et catholiques, pourraient supporter ensemble. Au départ, la rivalité entre les deux équipes se limita au domaine sportif. Cependant, à partir du moment où chacun a commencé à affirmer son identité politique et religieuse, cette rivalité a pris une nouvelle dimension. Les immigrés irlandais, minoritaires dans la ville, se rallièrent au Celtic, qui se renforçait sportivement en attirant de jeunes joueurs prometteurs, menaçant fortement la suprématie des Rangers, et plongeant l’establishment écossais, profondément attaché à la défense du protestantisme, dans le doute. Mais c’est l’année 1912 qui marquera un véritable tournant dans l’histoire des deux clubs et, plus globalement, dans la division religieuse de la ville. C’est cette année-là que la compagnie de construction navale Harland & Wolff, originaire de la capitale de l’Ulster, Belfast, vint s’établir sur les bords de la rivière Clyde, à Glasgow. Or la compagnie, à une époque où l’emploi était en crise, avait la réputation de ne recruter que des ouvriers protestants, et attira de nombreux orangistes sur le chantier, renforçant par là-même le nombre de supporters des Rangers. C’est en 1912, aussi, que le parlement britannique vota le Home Rule : l’autonomie parlementaire fut accordée à l’Irlande, provoquant la colère des protestants unionistes, et plongeant l’île dans une guerre civile qui aboutira, en 1922, à la partition entre Eire et Ulster. Parallèlement, à Glasgow, John Ure Primrose, nouveau président des Rangers, utilisa le contexte social de la ville pour inaugurer la ligne dure de son club. Alors que les catholiques, dans le milieu du travail, étaient exclus de fait, et que les grandes entreprises prônaient une politique du « protestant ou rien », les Rangers adoptèrent une ligne de conduite similaire. Jusqu’à la fin des années quatre-vingt, le club ne comptera aucun employé catholique. En cela, la division religieuse entre les deux clubs de Glasgow ne serait finalement que la reproduction d’un phénomène de société.
Au fil des années, les deux clubs et leurs supporters vont se radicaliser. Le sectarisme manifeste des Rangers et son orientation politique rejaillit directement sur les supporters. Ces derniers, comme ceux du Celtic, vont utiliser les stades de football comme véritables tribunes politiques. Ainsi, en s’affrontant, le Celtic et les Rangers transportent, au-delà des frontières irlandaises, l’opposition entre l’IRA (Armée Républicaine Irlandaise) et l’UDA (Association de Défense de l’Ulster). Pourtant, malgré les accusations de fanatisme religieux lancées envers les deux clubs, leurs dirigeants respectifs hésitent à prendre position. Les dirigeants des Rangers refusèrent systématiquement d’admettre que le sectarisme était « institutionnalisé » au sein du club, tandis que toute tentative d’associer le Celtic à l’IRA était catégoriquement démentie du côté du Celtic Park. Pourtant, les matchs entre les deux équipes ont toujours entraîné des troubles et le problème, notamment à partir de la deuxième moitié des années soixante-dix, n’a cessé de s’amplifier, la violence devenant de plus en plus difficile à contrôler. Mais, à Glasgow, les conséquences de la rivalité entre les deux clubs sont visibles bien au-delà du simple jour de match. Ainsi, les années quatre-vingt dix marquèrent le début d’une ère d’agressions « en pleine ville », et différents supporters, portant les « mauvaises » couleurs, au mauvais endroit et au mauvais moment furent assassinés pour des motifs purement religieux. Depuis 1995, on estime qu’au moins quatre personnes ont été assassinées pour des motifs de rivalité footballistique et religieuse, tandis qu’une soixantaine d’agressions auraient été commises pour les mêmes raisons.
Devant tant de débordements, les deux clubs ont tenté, au cours des dernières années, soutenus par les politiques de la ville, d’améliorer la situation et d’apaiser les tensions. En 1988, déjà, l’arrivée au poste d’entraîneur des Rangers de Graeme Souness permit de mettre fin à la politique de recrutement sectaire du club. Il décida en effet que pour que le club soit le plus compétitif possible, il se devait de recruter les meilleurs joueurs, peu importe leurs convictions religieuses. Le 10 juillet 1989, Maurice Johnston, catholique, signa pour les Rangers. Le coup porté à la politique sectaire du club fut retentissant, mais les supporters, attachés aux traditions, acceptèrent difficilement cette évolution. Dès le lendemain de la signature, plusieurs centaines d’entre eux brûlèrent leurs écharpes et déchirèrent leurs abonnements. Dans la continuité, les présidents des deux équipes rivales appelèrent en plusieurs occasions leurs supporters à arrêter d’entonner des chants provocateurs ou orientés politiquement. Pourtant, malgré ces quelques soubresauts, l’attitude des deux clubs demeure ambiguë et confuse concernant la question du sectarisme religieux, et les dirigeants hésitent à prendre position, de peur de provoquer l’ire des supporters, attachés à une histoire et à des valeurs communes, et peu enclins au changement. Mais le sectarisme demeure avant tout ancré dans la société de Glasgow. Enracinés dans cette dernière et intégrés dans son histoire, les derbys entre le Celtic et les Rangers sont devenus, au fil des années, un terrain d’expression d’un conflit récurrent qui frappe la ville. Il convient donc, pour la société de Glasgow toute entière, de réfléchir sur son passé, afin d’en finir une bonne fois pour toute avec le sectarisme et les tensions entre protestants et catholiques. En cela, le football, à condition que les deux clubs opèrent un jour un véritable rapprochement, est susceptible de jouer un rôle moteur dans l’évolution socio-culturelle de la ville.